Le sceau de l’unique dans la pédagogie de Maud Robart
L’approche de Maud Robart se situe sur un terrain singulier dans lequel, la complexe simplicité qui en est la marque, devient elle-même l’instrument à travers duquel l'artiste ou l’acteur est d'emblée poussé à se mesurer. Là, il est confronté à son dilettantisme dans le métier et simultanément à un autre, - plus insaisissable encore à cerner- son dilettantisme dans le développement de son potentiel humain ; ce dispositif lui offre aussi l’opportunité de percevoir un chemin vers le dépassement de ces deux niveaux d'amateurisme. Du moins, tel fut le défi que son enseignement imposa à mon parcours personnel.
J’ai connu Maud dans l’été 1988 en Italie, à l’âge de vingt-deux ans, au cours d’un stage de sélection au Workcenter of Jerzy Grotowski[1]. C’est là, pour la première fois, que j’ai découvert un système de formation de l’acteur basée sur la relation du rituel et du théâtre, du rituel et du travail personnel de l’acteur.[2]
En Colombie, le métissage socioculturel est le fruit des sources ethniques tellement variées, que j’avais du mal à y trouver ma place dans ce jeu éclectique d’influences discordantes. Sans tenir compte de la couleur de ma peau, je ne savais pas si mes origines étaient blanches, noires ou indiennes ; je me ressentais « bâtard » et déraciné, noyé dans la nausée de l’époque. En écoutant et en voyant Maud chanter, j’ai éprouvé comme un « appel » profond en moi… qui venait en même temps de très loin… alors, j’ai vu que mes racines se trouvaient au-delà des ces différences. Pendant que cette conscience se déployait en moi, à l’extérieur, c’était seulement Maud, vêtue de blanc, qui bougeait en accord avec l’énergie intérieure du chant. Sa voix et son mouvement faisaient respirer l’espace; et moi, je me sentais immergé dans une beauté que je n’avais jamais perçue auparavant: beauté impersonnelle qui émanait de quelque chose que je pourrais transcrire comme la rencontre de la force de la vie avec la lumière de la conscience ; une vibration qui éveillait en moi une origine inconnue, et je me reconnaissais en elle.
Cette expérience d’unité, celle de pouvoir devenir une seule chose avec l’espace, avec l’autre, avec soi-même et aussi avec ce qui les transcende, est resté une expérience gravée dans mon cœur par le sceau de l’unique; je l’ai vécue comme l’émergence de « la Beauté de la Présence ».
J’ai passé quatre ans comme stagiaire à l’intérieur du groupe guidé par Maud Robart au Workcenter, travaillant intensément à ses côtés.
Je me rappelle la première fois que nous avons pratiqué la marche Yanvalou[3] avec elle. Au début je me focalisais sur l’observation de ses pieds, qui semblaient exécuter quelque chose d’assez facile: deux pas à gauche et deux pas à droite, en avançant tranquillement dans l’espace… Une chose qui pouvait sembler si familière à un danseur de salsa! Mais au lieu de cette aisance espérée, c'était plutôt comme traîner un boulet derrière soi, et je transpirais beaucoup. Par la suite, quand j’ai réussi a regardé autrement la manière dont Maud développait l’exercice, j’ai vu qu’il y avait cette vague, ce flux d’énergie qui traversait son corps et, bien sûr, ma première réaction automatique, a été de vouloir la reproduire, martyrisant maladroitement ma colonne vertébrale. Et c'est alors que la torture a commencé : ma tête disait une chose, mon corps faisait une autre, dans cette contradiction je ne pouvais pas suivre mes sensations les plus élémentaires ; je n’entendais et ne voyais rien sous l’effet d’une tension énorme… Dans ce combat entre la vie qui veux te danser et le petit moi tyran qui, comme toujours, veux s’emparer à son seul profit de toute expérience, j’ai entendu la voix de notre guide qui disais à un autre participant: “Ne manipulez rien, ça doit se faire tout seul!”. Ce conseil qui ne m’était pas destiné devint par la suite une clé pour moi, et au fur et a mesure que j’apprenais à faire confiance à mes sensations, sans les interpréter, je me laissais entrainer par cette manière que Maud avait d’habiter le Yanvalou, et l’intuition m’a transpercé que dans ce flux de mouvements il existait un chemin pour s’enraciner et que ce chemin était direct, et pavé d’actions simples.
J’ai compris que ce n’était pas en faisant suer le petit moi que l’énergie pouvait se libérer. Alors d’une façon que je ne peux pas décrire, j’ai commencé à lâcher le contrôle ; plus je m’abandonnais, plus un processus ferme d’ouverture advenait. Un jour une chaleur puissante commença à jaillir du bas de mon ventre, libérant une onde de vitalité ascendante. Je fis l’expérience très précise d’un jet de vie embrassant toutes les dimensions de mon être. A ce moment ma conscience n’était plus rattachée au jugement, ni à la rationalité ; elle fluctuait doucement, dans l’espace ; mouvement, connaissance et joie formaient un seul corps pulsant. Je remercie la vie de m’avoir fait entendre son battement au cœur du travail de Maud.
L’exercice du Yanvalou fut très important pour le dévoilement de ma manière d’agir dans l’instant. Il m’a aidé à voir ce qui était bloqué ici ou là, ce qui faisait obstacle à la respiration, et ce qui m’empêchait de “laisser faire” mon corps ou plus exactement mon corps-être… Il est devenu un champ d’exploration dans lequel je trouvais des indications précises concernant les aspects qu’il me fallait labourer, polir, pour avancer dans la lucidité sur tous les plans. C’était “l’exercice radiographie” pour moi. Grâce à lui, je découvrais l'objectivité. J'avais l'impression souvent de partir en yanvalou à la conquête de mon autonomie, et paradoxalement, il m'enseignait aussi quelque chose de l'ordre de l'humilité.
Une fois retourné dans mon pays, cette formation lié à des expériences structurantes a continué à nourrir mes recherches dans l'art ; mais j’avoue aussi qu'avec la nécessité de devoir prendre en main mon propre chemin, je me suis retrouvé rattrapé par le système, pris dans le tourbillon des dynamiques divergentes et soumis aux conditions en vigueur dans cette culture contemporaine marchande, érigée sur l’hyper valorisation de l'ego. J’ai alors découvert – au-delà de l’effet déterminant que la rencontre avec Jerzy Grotowski avait provoqué en moi – que l’apprentissage tangible, celui qui continuait encore à me soutenir comme professionnel de théâtre, provenait des incalculables heures de travail que j’avais passées avec Maud. Je me suis graduellement rendu compte, malgré les nombreuses contradictions qu’y ont forgé ce parcours, que le contenu vivant qui fécondait ma conception de l’art était inscrit dans ces principes régissant l’accès aux instruments utilisés par elle, et plus encore, dans la manière dont Maud procédait à travers eux, avec une éthique insécable. Une étique érigée instinctivement sur l’impératif d’être au service de la vie.
Après 25 ans de travail ininterrompu je cherche à me maintenir sur le sentier qui me permettrait à mon tour de servir la vie à travers l'art. Un voyage qui doit être entrepris et recommencer chaque jour, puisque l’itinéraire n’est pas fixé. Et il serait tellement vain de croire qu’on pourrait définitivement s’en approprier!
Cette approche m’a poussé à m’interroger sur la fonction de l’art, sur la notion de la dignité de l’homme dans le contexte contemporain. Maud m’a éclairé sur la rigueur qu’il est nécessaire d’avoir dans l’utilisation des différentes techniques traditionnelles, devenues aujourd’hui accessibles à tous et dont l’usage est encouragé, et souvent perverti par un effet de mode grandissant.
Aujourd’hui j’ai la sensation qu’elle a pu extraire l’essentiel de sa tradition afro haïtienne, pour le porter, sans falsification, au-delà de son contexte ethnique-religieux spécifique.
Chaque fois que je retrouve Maud, malgré le temps traversé, je suis touché par « la Beauté de la Présence » qui émerge de son travail. Une présence silencieuse qui me murmure le sens d’être un « être humain ». Son travail est toujours plus simple, épuré, plein d’impulsions vivantes et pourtant encore plus exigeant et direct.
Un niveau haut de compétence dans lequel se joue la « coïncidence paradoxale » des opposés, un art rare.
Texte ecrit par Fernando Montes
[1] Maud Robart a collaboré périodiquement, de 1977 à 1993, avec Jerzy Grotowski dans différents programmes : « Théâtre des Sources », « Drame Objectif » et aussi au Workcenter of Jerzy Grotowski, en continuant toujours à développer et à approfondir ses propres recherches enracinées dans sa tradition. La présence de Maud Robart, mais aussi les éléments qu'elle a sélectionnés pour ce travail pratique ont nourri la recherche de Grotowski, en devenant l’une des sources les plus fécondes des périodes précitées.
[2] Je cite le livret que j’ai reçu lorsque je fus accepté come stagiaire au Workcenter: «L’objectif du CENTRE DE TRAVAIL DE JERZY GROTOWSKI est de transmettre à quelques individus de la génération la plus jeune les conclusions pratiques, techniques, méthodologiques et créatives liées au travail que Grotowski a développé durant presque trente ans. (…) Les aspects techniques élémentaires du fonctionnement du Centre sont les suivants:
Relation précision / organicité.
Relation tradition / travail personnel.
Relation rituel / spectacle. (…) » WORKCENTER OF JERZY GROTOWSKI. Pontedera, Italia, 1988, p. 43.
[3] Le Yanvalou est la danse de base pratiquée au cours des rituels Rada, dans le vaudou afro-haïtien. Tel que je l'ai expérimenté dans le travail avec Maud Robart, il se caractérise par un mouvement rythmé ondulatoire qui se propage le long de la colonne vertébrale et se répand à travers le corps à partir d'un relâchement des parties hautes du tronc - épaules, poitrine, plexus solaire - qui seul permet à cette onde de circuler sans obstacle à travers tout le corps.