L’Odyssée Salutation 

Par Cristina Baruffi*


L'instrument donne de l'effectivité à des intentions, à des sentiments, à des valeurs.  Il est l'organe adapté pour des actes de reliance. Au plan technique et expressif il contraint à l'excellence de l'action. Exhausseur de la vie sensorielle, affective, cognitive, l’instrument réunit les conditions permettant l'ouverture d'un champ d'expériences d'une nature particulière. Tout culte sain, toute pratique ou recherche en quête de réalités humaines profondes ont besoin d'instruments pour communiquer avec justesse ce qu'ils sont... faire advenir ce qui transcende les générations, les cultures...

- Maud Robart 



Ainsi la notion d'instrument – centrale dans la méthodologie de recherche de Maud Robart – soutient une vision de la créativité qui prend corps dans des chants, danses, mouvements, extraits à cette fin directement du vaudou afro-haïtien. Une recherche qui s'accomplit aujourd'hui dans un cadre laïque, en dehors d'Haïti et à laquelle je participe depuis plus de vingt ans.   
Ces instruments venus de loin représentaient pour moi une sorte de legs vivant de l'Afrique ancestrale que je découvrais à la faveur de la pratique. L'effet de ces chants dans l'ici et le maintenant a toujours été si prégnant sur moi, que je ne ressentais aucun besoin spécial de questionner leur histoire.  Je prenais pour acquis l'idée commode qu'ils n'étaient pas sujets à changement. Mais des évènements atypiques, survenus en cours d'exploration avec Maud Robart ont mis en lumière pour moi la “capacité singulière d'évolution spontanée de ces éléments”, je peux aujourd'hui en témoigner. Le corpus d'outils composé avant tout de ces techniques rituelles séculaires, déjà bien codifiées, favorise l’émergence – source de surprises – d'instruments nouveaux dans le dispositif.  Comment se représenter ou expliquer ce phénomène d'émergence. S'agit-il d'innovation, de métissage culturel, de rupture avec la tradition ?

Parlons-en directement avec Maud Robart (MR) :

Personnellement, je ne cherche pas à faire rentrer ce type d'évènements dans une catégorie. L'important, à partir de mon vécu, c'est d'être ramené à la source de ce phénomène, dans l'instant palpable mais indéfinissable qui l'engendre.  
Je ressens le phénomène, comme une surprise de la vie, dans sa dimension physique, énergétique, dynamique. Je le vis, participe à son émergence, sans aucune prétention d'innover.

Diriez-vous que c'est un épiphénomène ? 

Même si, par certains côtés, ça y ressemble, on ne peut le réduire à un épiphénomène accessoire. Par sa consistance propre ce phénomène contribue à complexifier ma recherche, à la féconder d'un élan nouveau, entraînant de nouvelles possibilités d'action et d’expérience.

Que rencontrez-vous au cœur de la genèse de ces instruments nouveaux ? 

On peut y voir ce moment particulièrement fécond d'incursion de la Vie dans la situation, ou encore le clin d'œil de Kairos, dieu de l'occasion opportune. 
Les chants et mouvements qui motivent ma recherche nous replacent dans la pleine vivance de la Vie, dans le dynamisme de ses forces profondes. A travers eux, quelque chose de neuf peut à tout instant jaillir. 

Quels sont les mécanismes invisibles ou pas, qui interviennent dans l'apparition de ces évènements atypiques ?  

Ce phénomène-là n'est ni linéaire, ni mécanique mais le produit émergeant d'interactions complexes, paradoxales. La mise en tension dynamique de divers plans et éléments inhérents au contexte singulier de ma pratique, est susceptible de créer des ouvertures inattendues. 

Il doit bien y avoir des constantes identifiables ?  

Oui le rythme en particulier. Quand il est souverain, inducteur, comme c'est le cas souvent avec les instruments qui nous viennent de la vieille Afrique, le rythme peut percuter notre système sensoriel. Il peut nous ramener dans une expérience vitale profonde à un niveau de perception brute, jamais vécue auparavant, et de là provoquer le jaillissement de nouvelles manifestations vocales, gestuelles...   

Comment ces organisations embryonnairesinédites parviennent-elles concrètement à s'imposer dans le corpus initial d’instruments que vous explorez ? 

C’est un processus qui la plupart du temps se déroule en deux étapes :   
- Un événement-source, spontané, transitoire, préfigurant l'instrument à naître.
- Une phase de mise en condition du phénomène vers un état plus stable et réitérable.
Phase que je ressens comme une cocréation entre l'artiste et la vie. 

Que faut-il comprendre par cocréation avec la vie ?     

C'est l'art de "laisser la vie elle-même mener le jeu". Avoir partie liée avec la force de vie, sans s'imposer au phénomène, sans idées préconçues sur le résultat final, est une troublante expérience de participation. 

 Des exemples, Maud ?   

Un jardinier qui s'émerveille du miracle de la vie travaille en cocréation avec la nature. Il sait d'intuition que c'est la nature qui opère, alors il l'entoure de soin. 
Significatif est également l'exemple de Bach. Il ne se ressentait pas comme un compositeur de musique. Il en était seulement le serviteur. "C’est Dieu qui compose et je prends la dictée", aurait-il dit.  
La possibilité de structurer un nouvel instrument, en interaction intime avec les énergies de la vie, à partir d'un événement éphémère, m’apparaît d’abord comme dans un flash : il faut voir vite pour en saisir l’opportunité. Mais voir vite quoi ?  

Effectivement, voir vite quoi ?  

Non pas distinguer d'emblée un produit achevé mais éprouver l’énergie intrinsèque à cette possibilité, le « principe organisateur » qui la précède et dont l'effet est perceptible dans notre sensation primitive, à travers des manifestations particulières – sortes de tressaillements, ébranlements, trépidations rythmées, d'ouvertures, de fulgurances sonores ou lumineuses… – en train d'affirmer leur puissance d'exister. Premiers jaillissements qu'il faut être capable "d'attraper au vol" pour leur offrir une issue pérenne… 

Autrement dit ?

Etre capable de faire ce qu'il convient de faire dans l’instant propice.
Comment épouser le mouvement d'une énergie qui cherche à devenir spécifique ? Comment, autant que faire se peut, accompagner dans un processus de cristallisation une impulsion créatrice dans la forme cohérente, répétable et communicable qui lui correspond ? Celle qu'elle doit avoir, celle qui, sans être figée, fasse éclore les virtualités spécifiques à cette forme-là, qui en assure l'effectivité. C’est en cela que réside toute la finesse de l'opération qui consiste à structurer un nouvel instrument en intelligence avec la vie. Opération intuitive, reliée aux lois premières de notre sensibilité, dans laquelle la pensée analytique, n'intervient pas directement ; cette pensée est primitive, elle se fait perceptive.   
Ces évènements rares sont très enthousiasmants. Ils me placent dans un rapport inédit avec l’ancien, relient – comme pourrait le dire un scientifique – le latent invisible à l'état organisé du visible.  

A la lumière de ce qui a été développé précédemment, il me parait important de souligner que dans cette pratique chaque nouvelle structure a un mode d'apparition qui lui est propre. Dans ce texte j'ai choisi de me concentrer sur la conjoncture singulière qui a donné naissance et permis l’application décisive de l'instrument dénommé Salutation. Pleine d'inexpérience, je me suis résolument engagée avec passion et confiance dans cette entreprise artistique menée en tandem avec MR sous sa guidance experte, et avec mes compagnes, partenaires interactives. Ce processus s'est révélé être une magistrale heuristique d’enseignement.





L’INSTANT INITIAL  

 C’était un jour louche, de ciel bas, aucun oiseau ne chantait, une sorte d’apathie s'infiltrait de façon insidieuse parmi nous, tout incitait à la fragmentation. MR fut contrainte de nous reprendre plus d’une fois dans les chants. Quand, changeant brusquement de stratégie – sans doute par provocation – elle nous suggéra de saluer quelqu’un ou quelque chose. Là encore, il n’y eut aucune réaction spontanée à sa proposition. Mais, peu de temps après, l’une de nous osa une entrée dans le jeu avec, en guise de salut, des petits moulinets qu’elle traçait dans l’air avec ses poings. Aussitôt, Maud donna réponse et encouragement à cette première tentative. Puis je la vis, pleine d’entrain et en tournant sur elle-même, offrir à chacune de nous, dispersées dans l'espace, un signe de salut qu'elle articulait dans une spirale avec ses bras. À travers son corps virevoltant, le mouvement commença à se ramasser en un champ de force. Stimulé par cette vision, tout le groupe s'y essaya dans une joyeuse confusion. La situation avait complètement changé, passant sans transition de l’inertie à une participation des plus requinquée. Dans cet échange l’action prit vie et relief, elle se fit signifiante. 

J'ai évoqué la torpeur, l’obstruction et la provocation de Maud nous invitant à nous saluer ; j'ai nommé l'étonnement, la joie, mais pas encore la réticence qui nous empêchait d'assumer l'engagement limpide de saluer. C'était probablement l'embarras pour trouver quoi faire exactement dans ce moment, qui avait inhibé nos réactions?  
Nous comprenions bien que l'exécution spontanée de cet acte ne pouvait se placer sur le niveau d'un cordial « ciao, ciao » ; il ne s'agissait pas non plus, de produire une représentation extérieure de salut.  A ce propos, voici qu'elle fut la réflexion de Maud: 

L'intérêt dans de tels moments sans ardeur, sans éclat, c'est de prendre conscience de ce qui se passe en soi, de s’apercevoir dans l'instant, quelles sortes d'énergies façonnent notre modalité d'être au monde. Après tout, en tant qu'élan vers l'autre, quelle est la signification fondamentale d’une salutation si ce n’est reconnaître la dignité originaire qui habite l’être qu'on salue...  Saluer donne existence à l'autre. 

PROCESSUS DE STRUCTURATION  

 Reprenons le fil de notre récit. Sitôt après nous avoir offert son épure de salut, MR chargea un petit groupe, dont je faisais partie, d'en faire ressortir la structure nette. La tâche était bien définie: il fallait s'immerger dans ce mouvement répétitif, fraîchement révélé et donc fragile, sans perdre la vie qui était là dans l'élan du premier moment afin qu’il puisse transmettre, dans une forme précise, l’intention intime de salut. 

Je me sentais motivée par ce défi à relever. 
Deux éléments clef allaient me guider. 
D’abord j'ai eu comme boussole, dans la mémoire de mon corps, une musique silencieuse que l’action rythmée de Maud avait réveillée. Je me suis raccrochée à cette sensation car, j'en avais le pressentiment, cette onde rythmique toujours vibrante en moi était la juste piste pour capturer fidèlement l’énergie pulsante du modèle initial. 

Puis, de l’instant premier, autre chose encore m’avait étonnée: Maud accomplissait des rotations autour de son axe vertébral avec une telle fluidité qu’on pouvait croire qu’elle ne faisait aucun pas, qu’elle ne touchait pas terre. Cette fluidité incarnée, j'aspirais à la trouver moi aussi, sachant qu'elle ne découle pas de la volonté ou de la technique.  

Á ce stade il y avait peu de place pour l'improvisation puisque, rappelez-vous, le tour sur soi-même, s’est présenté d'emblée comme matrice de la salutation ; c'était donc l'élément "tour" qu'il fallait apprivoiser. On a essayé des tours continus sur la gauche, des tours continus sur la droite, sans pourtant parvenir à un effet viable. Et de plus il fallait coordonner à ces girations le mouvement des bras et celui de la main, impliqués eux aussi dans le salut au même titre que les autres parties du corps. Après moult essais-erreurs et rectifications, un jour j'ai constaté qu'en tournant, une fois à droite, une fois à gauche et ainsi de suite, par le transfert du poids d'une jambe sur l'autre, l'impulsion nécessaire pour maintenir la fluidité des tours pouvait être ainsi plus aisément sollicitée. Par ailleurs, on gagnait toujours plus en continuité, en inversant aussi le sens giratoire des bras. Ainsi ce changement de direction des tours a amené la structure finale de notre Salutation.   

En voici un bref aperçu :   

La salutation est induite par un mouvement giratoire, qui s'articule en spirales successives et inversées. A chaque tour, le corps est propulsé dans sa verticalité d’où surgira le salut, dévoilé par une souple inclination de la tête; simultanément le salueur progresse dans un parcours circulaire autour d'un centre fixe. 
Dans ce processus les bras ont suivi l’impulsion. Ramenés devant la poitrine, ils s’enroulent trois fois l’un autour de l’autre, en libérant la main qui se rapprochera délicatement du front pour marquer le salut, l’instant suspendu d’une imperceptible pause.  
Sans rupture de rythme, cette séquence spiralée est reprise dans le sens contraire en inversant la direction de tous les autres mouvements des jambes, pieds, avant-bras, mains jusqu’à l'accomplissement du cycle.  

Réaliser des tours – le corps bien axé – pour circuler sur une longue durée dans un tempo rythme régulier, à la même distance d'un centre fixe, exige de relancer l'impulsion exacte pour chaque tour.  Dès que j'en avais l'opportunité, je m'exerçais toute seule. Quand je parvins à maintenir des fréquences régulières de spirales, MR me confia alors la responsabilité d’entrainer tout le groupe. Le travail collectif impliquait d'avoir, un certain niveau de maîtrise et le sens du partage de l'espace car, sans orientation et synchronisation, très vite nous nous retrouvions à trépigner dans un champ de bataille – même celles parmi les compagnes qui étaient naturellement douées pour garder un rythme continu 
La mise en pratique concrète de l’exercice fait appel à des réflexes de base pour mobiliser en synergie tous les moyens d'action du salueur, du somatique au psychique, de l'inconscient au conscient. L'apprentissage se fonde sur la disponibilité, la clarté du geste, l’écoute, la perception globale et différenciée à la fois… 
Bien souvent, les problèmes techniques se résolvaient d'eux-mêmes si j’entrais en communion avec divers éléments qui participent de l’expérience: la vibrance du vent au dehors, le concert des oiseaux, la présence giratoire des autres compagnes, si m’abandonnant à la caresse du sol je prenais plaisir, comme une enfant,  à suivre la synchronie dansante de nos pieds ; et tout cela, en interceptant les signaux inhibiteurs toujours prêts à s'insinuer dans le processus (tensions corporelles, agitation, doutes, auto-jugement).
J'avais vérifié qu'il n'était pas opportun d'en rajouter, de trop en faire, de contraindre mon corps en vue d’un résultat. C'était suffisant d'écouter ce flux circulant librement en moi – battement de mon cœur et impulsion guide du mouvement parfaitement accordés. Mettre en œuvre l’essentiel de ce qu’il convient de faire pour s’aligner sur la nature profonde du salut, influençait la qualité de l'énergie engagée. Ce chemin étroit pour raffiner l’énergie passait par le renoncement à l’esprit de compétition et au désir de virtuosité démonstrative. Le lien entre l'individuel et le collectif se trouvait sans cesse mis à l'épreuve au bénéfice de quelque chose de transpersonnel plus grand que le petit moi
Cette attention à la fois incorporée et multidimensionnelle était une porte d’entrée dans l'état merveilleux où tout fonctionne ensemble ; une clé pour découvrir la finesse et la complexité de l'instrument Salutation.
Par cette manière d’agir, un calme salvateur s’établissait, se diffusait dans l’espace et me rendait disponible à toutes les perceptions.  
Parfois, au sein de mes tourbillons, j'avais l'impression de prendre envol et de voir autour de moi mes compagnes suspendues, telles des montgolfières. Ensemble, nous trouvions un centre dans lequel séjourner, un lieu de paix ; ensemble, nous devenions l’entité organique source du mouvement. Dans le silence, pour nous orienter vers une qualité d’être là, ne bruissait que le froufrou léger des jupes blanches – et quelquefois le son régulier d’une petite maraca, tenu par MR. 
Un jour, à la fin de la séance, voyant que je me préparais à quitter l'action, Maud stoppa net mon geste ; elle m'enjoignit alors de demeurer à l'intérieur du processus, de capter mon besoin le plus essentiel et, dans l'instant, faire librement ce que me dicteraient mon corps et mon cœur. J'aurais pu crier, bondir, partir comme une flèche dans une course endiablée… à ce stade d'incandescence énergétique tout était possible mais, sans savoir pourquoi, je me suis simplement allongée sur le sol, gisante complètement pénétrée de la résonance d’une pulsation que le contact avec la terre amplifiait – terre et corps devenus phénomène unique. 
Souvent, après l’exercice, une sensation euphorisante, empreinte de sérénité méditative, m’accompagnait tout le reste de la journée.

 

RÉFLEXIONS SUR LA FORME 

A première vue, Salutation peut évoquer, par sa dynamique giratoire répétitive, la danse sacrée des « derviches tourneurs ». Existe-t-il une ressemblance entre la forme traditionnelle pratiquée dans le rituel haïtien et notre Salutation ?  

Le vaudou haïtien présente plusieurs types de salutation en fonction du contexte rituel et du rang hiérarchique des officiants**. Sans entrer dans le détail, je reconnais qu'à l'instant initial de l’évènement, l’impulsion de tourner sur moi-même pour saluer chacune des personnes présentes, a fait naturellement revenir dans la mémoire de mon corps l'une des salutations en usage dans le rituel Rada. 

 Dans ce cas, Maud, pourquoi n'avoir pas cherché à orienter la structuration de Salutation vers ce modèle de référence ? 

A dire vrai j'ai été saisie par la spirale que vous m'avez présentée. 
Et puis, je redoutais un travail de surface à partir d'un copier/coller de ma proposition. 
Peut-être aussi que l'idée m'a traversée l'esprit que votre spirale pouvait ressembler de loin à une autre forme de salut rituel haïtien, "les virés" qui tourbillonnent. Mais le plus important à retenir c'est qu'en dehors de ces gestuelles de référence – nombreuses dans l'appareil liturgique – seules m'intéressent vraiment dans le vaudou les techniques qui portent en soi le potentiel de dépasser l'échelle locale. Les chants, rythmes et danses que j'ai placés au cœur de mon exploration nous ouvrent à la force première, l'énergie principielle qui sommeille au fond de nous. A ce titre, ils peuvent échapper à l'anecdotique, aux influences de l'époque coloniale, au formalisme...  

La spirale avait donc pour vous son évidence naturelle ?

Oui, comme un geste qui jaillit directement du dynamisme profond de la vie. 
Le mouvement primordial spiralé on le trouve dans l'ADN, les galaxies en spirale, les cyclones, la formation des coquillages... Enfin Cristina, pour revenir à ton expérience concrète de recherche, tes spirales m'ont paru être l'effet d'une mobilisation organique instinctive, pour t'approprier, prendre en toi, non pas un modèle extérieur mais l'exacte "pulsation-boussole" de ce salut que j'avais esquissé.   
Cette démarche spontanée d'incorporation, à partir de la mémoire sensible et de la perception intérieure, est très importante pour laisser advenir la vérité des formes.  

Et paradoxalement, sans le respect mathématique de cette impulsion je me sentais perdue. 

Sans elle, votre mouvement serait mécanique, inarticulé, informe.
Le jour où vous me l'avez présentée, j'ai accueilli votre Salutation comme si j'étais le témoin d'un phénomène de permutation : la pulsation rythmique échappant à la forme initiale de mes tours pour commuter dans l'impétuosité de la spirale. En fait, à travers une organisation des mouvements et un dynamisme différents, on peut expérimenter que les deux modèles sont liés par la même pulsation. 

Une cellule de vie pulsante animant les deux structures ?

Un même cœur qui bat dans les deux structures.  
Dans les liturgies chantées et dansées du vaudou, la batterie des tambours Rada est composée de trois batteurs, marquant chacun un rythme distinct, mais tous unis dans la même pulsation. Ce jeu combinatoire des percussions, cette polyrythmie, oblige à une coordination efficace dans une précision vivante, qualitative. Il engendre une optimisation des phénomènes vibratoires avec effet sur l'intensité des chants et sur le processus de transformation des mouvements. 

Voilà donc pourquoi si nous perdions la cadence, MR accompagnait notre pratique du frappement régulier d’une petite maraca ou se déplaçait en Yanvalou*** dans l’espace à quelque distance de nous ; ou encore, c'est au moyen d’un chant relié à ce même rythme qu’elle signalait à notre corps la fréquence de la pulsation commune aux deux actions. 

Et tous les autres éléments de la structure, comme le changement de direction des tours ou l’enroulement des bras l’un autour de l’autre, pourquoi les avez-vous approuvés, malgré leur caractère en apparence périphérique ?  

Le changement de direction des tours est un élément actif, organique ; il existe aussi dans la salutation rituelle en Haïti. Quant à l’enroulement des bras, je ne l'ai jamais considéré comme un ajout ornemental de composition. Etymologiquement enroulement signifie spirale, spirale qui est aussi le nucléus de l'instrument Salutation. En outre, l'enroulement tout en souplesse des bras sur le plan horizontal est en relation d'équilibre dynamique avec la spirale verticale ardente que génère le corps se déplaçant dans l’espace. De ce fait, la structure gagne en complexité et en puissance par le déploiement simultané, dans des directions opposées, de flux à intensité distincts.  

Et Maud ajouta après un silence, comme si elle hésitait à me confier ce détail : 

Il évoque aussi pour moi cette comptine, « le petit moulin » dans laquelle l’enfant s’amuse à enrouler ses bras l’un autour de l’autre en chantant : petit moulin a bien tourné, petit moulin a bien frappé… Les associations liées aux jeux de l’enfance influencent la façon de bouger ; elles sont souvent libératrices d’élans, de spirales de joie.  





 DANS LE TISSU DES MOTS, CONNIVENCE AVEC UN TEXTE

Au cours de ce processus MR greffa à Salutation un texte, l’Hymne à la déesse. Au début je restai surprise, car je n’avais pas envisagé cette possibilité, tant l’exercice semblait se suffire à lui-même. Mais à peine l’avais-je lu, que je sentis combien mon expérience vécue était en affinité mystérieuse avec le contenu du texte. Je vous en présente un extrait :

Cette Puissance définie comme Conscience dans tous les êtres,
révérence à Elle, révérence à Elle, révérence à Elle,
révérence, révérence.
[...]
Cette Puissance qui existe dans tous les êtres comme Énergie,
révérence à Elle, révérence à Elle, révérence à Elle,
révérence, révérence.
[...]
Cette Puissance qui existe dans tous les êtres comme Paix,
révérence à Elle, révérence à Elle, révérence à Elle,
révérence, révérence.
[...]
Cette Puissance qui existe dans tous les êtres comme aimable Beauté,
révérence à Elle, révérence à Elle, révérence à Elle,
Révérence, révérence. 
[...]
Cette Puissance qui existe dans tous les êtres sous la forme de l’Illusion,
révérence à Elle, révérence à Elle, révérence à Elle,
révérence, révérence.

Les mots suggestifs, la modalité répétitive à la manière du mantra, de la prière – qui me renvoyait au fond invocatoire, incantatoire des chants de Maud tout attestait de cette résonance spontanément ressentie avec notre Salutation
Différant le plaisir d'une approche philologique fouillée de cette œuvre ancienne, je m'engageai aussitôt dans cette nouvelle aventure. 
Je mémorisai fidèlement le texte puis, m'exerçai à l'articuler à haute voix. Je tombais souvent dans l'automatisme de surjouer les paroles, de les colorer de mes appréciations trop personnelles ... alors Maud reportait mon attention sur le sens neutre des phrases, leur allure, avec l'indication de me conformer seulement à cela. 
Peu à peu, le texte me devenait familier à travers un apprentissage aussi soigneux que celui poursuivi précédemment avec le mouvement Salutation. L'entraînement fini par dévoiler le rythme significatif, propre à l’hymne, sa respiration. Je vivais le texte au lieu de le faire avec la tête, au lieu de le théâtraliser, en découvrant la portée communicative du mot, du souffle comme prolongement de l'énergie du corps. 
Le moment juste de l'associer à Salutation arriva enfin. 
Ce fut un autre choc pour moi, une sorte de télescopage qui provoqua la perte de tous mes repères si méthodiquement incorporés. J’étais sur le point de craquer. Mais dans ce désarroi, quel cadeau c'était quand je parvenais, même un court instant, à maintenir ensemble la structure intégrale du texte et celle du mouvement, condition clé d'une liaison possible entre ces deux niveaux. 
Au bout d'un certain temps, je développai une perception synthétique des deux structures. Désormais elles pouvaient organiquement fusionner en moi. Alors mes compagnes furent chargées de me répondre par la formule répétitive qui ponctuait chaque stance de l'Hymne ... révérence à Elle, révérence à Elle, révérence à Elle, révérence, révérence. 

Leurs réponses arrivaient dans une cadence régulière une grande onde entre nous. 





EN FIN DE COMPTE, SALUTATION C'EST QUOI ? 

Au terme de cette session marquée par l’adjonction du texte à Salutation, Maud repartie en France me laissant seule face à une certaine ambigüité. Tant de fois avec Salutation j'ai eu l'impression de me glisser avec délice dans une activité qui en soi, sans raison aucune, me comblait. Alors que, à d'autres moments je me rendais compte que mon mental désarmé n'avait à sa disposition aucun mot satisfaisant pour classer ce travail dans une catégorie artistique définie. Une création qui n’était pas soumise au jugement, à la critique… à qui s'adressait-elle ? Pourquoi avoir introduit un texte ? On travaillait toujours sans public et sans aucune perspective de spectacle.

Tout ce que je croyais avoir déjà compris sur l’art de la performance à travers mes études et mes activités d'actrice de l'époque était remis en cause. La question, Salutation c'est quoi ? me trottait dans la tête. Désirant clarifier cette ambigüité, j'en fis part à Maud. Elle me répondit : 

Le niveau de précision vivante qu’avait alors atteint Salutation permettait de tenter cette aventure avec toi. 
Avec l’adjonction de ce texte là à Salutation, l'enjeu était de confirmer une coïncidence entre des réalités phénoménales. 
L’Hymne à la Déesse est le produit d'expériences se rapportant à des dimensions subtiles de la vie humaine, perceptibles derrière les mots. A son tour, ce mouvement spiralé, comme tu as pu le constater, mobilise une force intérieure transformatrice, un vécu qui, dépassant le salueur lui-même, peut enflammer sa psyché et son cœur. Cette connivence entre les deux structures, révélée par leur mise en tension, nous raconte quelque chose du lien entre la pensée et la perception, entre le fond et la forme, l’esprit incarné et le corps spiritualisé.  

 Après l’intervention heureuse du texte dans Salutation, quelle suite exploratoire avez-vous prévue pour cet instrument ?

Il devient nécessaire de sortir du cadre dans lequel Salutation a été élaboré pour continuer à relever des effets spécifiques – communs à tous – qu'il pourrait induire, aux plans physique, énergétique, émotionnel, cognitif…  
Un élément objectif est déjà clairement observable dans ton travail Cristina ; il s’agit d’une vague spécifique qui apparaît dans ton corps. Cette vague organique on ne peut pas l’imiter, la reproduire ; elle émerge de la dynamique de l’exercice, lorsque les éléments techniques, psychophysiques et autres conditions extérieures de pratique sont en place. Pédagogiquement, pour ne pas freiner la spontanéité de ce processus en toi, je ne devrais même pas t'en parler, mais j'ai besoin de ta collaboration consciente pour entreprendre ce travail d'évaluation.  

 Avec ou sans le texte ?  

Sans le texte pour l’instant.  L'étape suivante devra revenir à une exploration pure de Salutation pour autoriser l'estimation directe de ce que l'instrument est dans sa nature propre, sans autre fin que lui-même. C'est le caractère impersonnel du mouvement qu'il convient de dégager, pour libérer son essence. Questionner l'aspect impersonnel de la création artistique est décisif pour trouver les éléments de réponses à toutes nos intuitions précédentes.  

C’est ainsi que l’investigation se développa dans des situations diverses, avec des participants ignorant tout de la phase d'élaboration du nouvel instrument – de ce fait, ils étaient libres d'expectatives particulières vis-à-vis d'un quelconque résultat. Elle se poursuivie dans d’autres pays que l’Italie, avec des groupes hétérogènes, intégrant des stagiaires de nationalités et d’univers professionnels variés ; et en outre, pour avoir un champ d’exploration encore plus vaste, la recherche se réalisait aussi avec des hommes – l’instrument s’étant structuré dans une compagnie constituée exclusivement de femmes. 
Á notre satisfaction, certains participants se familiarisèrent de bonne grâce avec les nécessaires prérequis techniques.  Ils devenaient de jour en jour plus enclins à prendre d'autres niveaux de risque. Dans le jeu de la relation fragile entre l'immédiateté et la durée, ils développaient une conscience aiguë de l’instant présent, dans l'action. Dans ces moments évidents, l’élément objectif posé en prémisse, la vague organique, se donnait à voir.
Se mesurer à des salueurs confirmés était fort stimulant, non pour entrer en concurrence mais pour découvrir avec eux l'enchantement de la syntonie ; en nous, le désir contagieux d'un puissant lâcher prise, se faisait prometteur.





L'ENTRÉE DANS L'OR DU TEMPS

Au sujet de la voie expérientielle, il me semble nécessaire de revenir sur la fonction nodale de la répétition. Dans la recherche de MR, aucun instrument, ancien ou nouveau, n'y échappe : chants, mouvements, structures d'action collectives... tous intègrent ce même modus operandi
La répétition, un cheminement gradué d'initiation à la lenteur consciente, peut nous prédisposer aux perceptions les plus fines, dans une dimension où le passage du temps se recueille dans l'éternité du moment présent. Peut-être est-ce cela qu'on pourrait justement appeler : l'Entrée dans l'Or du Temps.
Cette démarche m’a fourni des pistes pour naviguer, avec la même curiosité épistémique, à travers les dimensions plurielles de la recherche et donner plein sens à mon engagement ; elle m’a permis d'entrevoir quelque chose du potentiel de l’instrument Salutation. De cette manière la tentation facile d’une utilisation mal fondée a pu être évitée. Avec le recul, j'ai la conviction d'avoir abordé d'autres niveaux de l'art. A travers un vécu direct, structurant, évolutif, j’ai découvert certaines méta-capacités qui selon moi constituent l’éthos des pratiques anciennes : courage, besoin d’authenticité, d’impeccabilité, le principe de polarité, la vigilance de l’attention, l’émersion de dispositions intérieures adéquates … tous des "arts en soi" en interaction les uns avec les autres. D'autant plus complexes à appréhender et à appliquer pour nous, gens d'aujourd'hui, identifiés à nos conditionnements socio-culturels, soumis aux diktats de la modernité liquide. Pour le chercheur qui s'aventure dans ces terres inconnues, remettant ainsi en cause ses modes d'agir et ses représentations habituelles, combien d'enjeux et perspectives à resituer au cœur de sa sphère professionnelle et dans sa vie intérieure !

A ce point Maud, peut-on confirmer le lien entre Salutation et les modèles traditionnels présents dans votre travail ?

Personnellement, je les sens dans une relation d'osmose. Ils nous éveillent au mystère de la Vie et à la part secrète de notre être. Avec intensité ils transmettent la saveur intime de l'inconnu, de la liberté. Certes, l'instrument Salutation est une possibilité actuelle, laïque, mais il se fond si harmonieusement dans ma pratique que les oppositions vues souvent comme irréconciliables – tradition/modernité, nature/culture, art subjectif/art impersonnel, profane/sacré, unité/disparité – tombent. Cela ne veut pas dire que tout s’annule mais plutôt que ces données fondatrices, passant ici par les voies enfouies de l'inscription corporelle, de l'intime, sont remises en perspective. Un questionnement frais se fait jour à partir d'un mode nouveau d'exister. Ils me font vivre la rupture dans la continuité.
En fait, qu'il s'agisse des anciennes techniques rituelles ou des instruments nouveaux que ma recherche fait éclore, voir dans un éclair d'où elles viennent et pressentir jusqu'où elles peuvent nous emmener est une équation personnelle qui tient dans cette analogie : le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien et l'Ancien est dévoilé dans le Nouveau.

Pour ma part, plusieurs situations vécues, m'ont directement renseignée sur la relation organique des nouveaux instruments avec les anciens, tous forces en action. Passer sans transition, de Salutation au Yanvalou, l'énergie de la spirale se trouve comme aspirée et sa résorption dans cette danse originaire engendre leur fusion. Quand Maud nous accompagne, non loin du cercle où nous pratiquons Salutation – et qu'importe que ce soit en Yanvalou ou avec un chant– je rentre en résonance profonde et, de spirale en spirale, soulevée de l’intérieur par le magnétisme de l’interaction, je suis transportée vers des seuils émotionnels énigmatiques d'où il me semble reconnaître ce qu'un jour elle m'a dit :

Dans son ardeur sereine Salutation est la Paix en mouvement
Dans sa félicité silencieuse le Yanvalou est la Joie au repos 


* Formatrice dans le champ de l’éducation continue des instituteurs et enseignants, Cristina Baruffi suit l’enseignement de Maud Robart depuis 1995.

** Maud Robart raconte : “La salutation rituelle pratiquée dans le culte Rada se présente comme un type de circonvolution que l'adepte exécute accordé sur le rythme de la danse Yanvalou. Il tourne sur lui-même alternativement dans un sens puis dans un autre. Cette séquence est ponctuée à la fin de chaque tour par une petite génuflexion face au destinataire (le houngan, le prêtre, le loa...) ou à tout autre élément symbolisant la divinité (le poto mitan, l'autel, les tambours, l'arbre-reposoir...). Dans le troisième et dernier tour, cet hommage se termine par une prosternation en baisant 3 fois la terre. Les virés sont la réponse de l'officiant qui prend la main du salueur en le faisant tournoyer 3 fois sur lui-même.”

*** Maya Deren décrit le Yanvalou, la principale danse du rite Rada pratiquée dans le vaudou haïtien, comme une danse qui imprime au corps une lente ondulation serpentine. Dans le contexte de cette recherche, Maud Robart clarifie pour nous l'intégration de ce mouvement : " Ici, le Yanvalou tel un mantra du corps, s'accomplit dans le silence, sans accompagnement d’instruments de percussion ; la cadence ondulante du corps est induite par la répétition régulière de la structure même de la danse.


Salutation
Une expérience singulière

Par Thibaut Garçon*

Ce jour-là, la préparation physique s’achève. Debout, immobile, j’ai la sensation d’une spirale d’air qui tournoie silencieusement dans la salle. Ce n’est pas la première fois que cette impression apparaît simultanément à l’entour et dans mon corps : c’est quelque chose de subtil et mystérieux, ça flotte et ça vrille imperceptiblement en moi, ça semble m’inviter à me fondre dans ce tourbillon. Est-ce le fruit de mon imagination ? Un phénomène énergétique concret ? Émanant d’où ?  

 C'est alors qu'endormie au plus profond de moi, Salutation se réveille. Salutation m’appelle !

 J’en esquisse les premiers pas et peu à peu, les principes fondamentaux qui donnent vie à ce mouvement s’actualisent dans mon corps.

Après les exercices préliminaires, les participants partent se changer. Seuls, Maud et moi sommes encore là. Le calme, l'espace vide me permettent de stabiliser le rythme de mes rotations, du moins un court moment, car les stagiaires reviennent vite dans la salle pour essuyer les gouttes de sueur qui jonchent le sol. Ils pratiquent ce geste avec une grande attention à l’égard de ce que je suis en train de faire. Malgré cela, je me sens comme un cerf-volant à la merci du vent et mon mouvement perd de sa régularité. La danse périlleuse, entre le passage zigzagant des serpillières et les tours que j’essaye de stabiliser, m’apparaît ludique et je souris.

A la suite de ce remue-ménage, le sol reste encore humide ce qui ne permet pas à mes pieds de glisser comme ils le devraient et mon corps virevoltant cahote. Il cahote, toujours dans l’orbite silencieuse de cette spirale flottante, car elle n'a jamais cessé de vriller, me ramenant constamment dans la justesse du mouvement. 

Le sol une fois sec, mes pieds recommencent à glisser, mon corps retrouve toute sa fluidité.

Salutation se déploie.

Puisque tout est en place, Maud Robart propose aux participants de revenir, les fait asseoir discrètement à l’autre bout de la salle et invite l’un d’eux à me rejoindre, bien qu’il n’ait encore jamais vu ni pratiqué Salutation. Il s’approche avec une telle délicatesse qu’un calme plus grand se répand en moi. La présence persistante de ce tourbillon devient prégnance vivace.

Là, Maud Robart commence à chanter !

Lorsque le chant s’affirme dans l’espace, ma perception s’adapte, elle oscille entre l’onde du mouvement, l’écoute du chant, des silences… Peu à peu, le rythme, la pulsation, les vagues de sons émises par la voix de Maud incitent mes pas et mon corps à vriller plus précisément. Ma colonne s’assouplit, frémit et laisse passer une énergie qui circule au-delà de moi-même. À partir de ce moment, mon attention est inéluctablement attirée vers le point de convergence entre toutes choses devenues vibrantes. Et mon être glisse au centre même du tourbillon, dans cet unique lieu où il puisse reposer.

Le mouvement opère maintenant par lui-même.

Des sensations plus fines affleurent à ma conscience. La voix de Maud semble à présent entrer par le bas de ma colonne, véritable petite explosion dans mon sacrum dont l’écho se faufile et remonte de vertèbre en vertèbre, jouant avec elles, avant de s’enfuir espiègle par ma fontanelle vers des espaces imperceptibles de silence que mes sens pénètrent à chaque nouvelle rotation. Certains de ces silences m’ouvrent à un tel abandon que mon corps, de lui-même, s’incline dans la salutation, certains font surgir de ma mémoire sensible tous les autres lieux où ce mouvement m’a déjà habité. Certains de ces silences, ensemencent mon cœur d’une manière subtile, certains me donnent une vaste impression de paix, d’autres encore portent mon âme face au vide… Mais le cycle impératif des pulsations me revient par le bas, propulse à nouveau ma colonne vertébrale dans une spirale verticale, me défie et emporte mes pieds à la limite de la chute, je tombe sans tout à fait tomber, toujours un peu plus grisé du danger à chaque fois.

À présent, je suis à la fois témoin et agent de la rencontre entre un mouvement organique et une voix. Le geste volontaire m’a abandonné, mon corps trouve sa route à l’intérieur même de la joie du chant. De bons petits rires traversent au même instant le chant de Maud et l’élan de mon mouvement en une seule onde capable de lier et faucher ces deux réalités.

Un flux de vie, sans fond, sans nom, se répand dans mon être.

J’observe simplement ce qui s’accomplit, attentif à ce que rien ne s’abîme afin de demeurer dans ce modèle originel.

Salutation est devenue épouse du chant. Ils tournoient ensemble de vagues en spirales, de rires en prières, charnels et sacrés, deux serpents dans ce grand tourbillon.


* Thibaut Garçon a rencontré l’enseignement de Maud Robart en 1999. Depuis, il a contribué au développement des axes prioritaires de cette pratique exploratoire. L’expérience racontée ici s'est déroulée en octobre 2014, au Théâtre Balagan (São-Paulo, Brésil). Là, Thibaut Garçon maintenait une pratique individuelle et assidue de Salutation.

Salutation est une structure en mouvement : dressé dans sa verticalité, le salueur en tournant rythmiquement sur soi-même, explore les effets complexes du flux dynamique ainsi  généré. Chaque tour exécuté vers la droite est suivi d’un tour vers la gauche, en une succession de spirales alternées. Voir ici, à ce propos, le texte de Cristina Baruffi, L’Odyssée Salutation.

** Instrument pédagogique, enchaînement de mouvements précis, visant à favoriser l’unité du corps et de l’esprit dans la pratique de Maud Robart.